mardi 29 juillet 2014

Esprit d'hiver de Laura Kasischke

C'est le matin de Noël dans le Michigan. Holly attend des invités pour le repas mais se réveille tard. Son mari est parti chercher ses parents à l'aéroport et un terrible et soudain blizzard bloque toutes les routes. Holly se retrouve en tête à tête et en huis-clos avec sa fille Tatiana, adoptée il y a treize ans dans un orphelinat au fin fond de la Sibérie. La journée s'annonce tendue car Tatiana est d'une humeur exécrable et Holly n'arrive pas à sortir de sa tête cette impression étrange au réveil : "quelque chose les avaient suivis depuis la Russie".

J'aime beaucoup les romans de Laura Kasischke, j'aime bien son écriture, sa façon de rendre angoissant le quotidien, par petites touches impalpables d'étrangeté. Pourtant ici, j'ai eu du mal à rentrer dans l'histoire. Le début est long, mais long ! Comme nous sommes plongés dans toutes les pensées d'Holly, le temps passe à une allure très lente : on a l'impression qu'Holly met trois heures pour se lever et une éternité pour se décider à faire cuire son rôti... Sa fille et elle ne font que se prendre la tête pour rien, et cela en est presque agaçant.

Mais heureusement, Laura Kasischke nous emmène petit à petit dans son univers. Des flashbacks nous font entrevoir le sinistre de l'orphelinat Pokrovka n.2 en Sibérie : un monde terriblement glaçant bien éloigné de la paisible vie de famille d'Holly. Cette dernière, bouleversée par son impression tenace au réveil, revient sur des incidents bizarres survenus depuis l'arrivée de Tatiana qui pourraient conforter son idée que quelque chose ne va pas. D'ailleurs, le comportement de Tatiana devient étrange, inquiétant, et on commence à s'interroger, à chercher à comprendre.

Je n'en dirai pas plus car la fin est magistrale. Une apothéose ! Il faut absolument lire ce roman de Laura Kasischke, malgré les lenteurs du début, pour cette une fin dérangeante, angoissante à souhait. C'est un roman qui ne nous laisse pas tranquille une fois terminé : on cherche à retrouver dans ce que l'on vient de lire les indices qui auraient pu nous mener sur la piste, qui confirment la découverte de la fin. J'ai lu plusieurs romans de Laura Kasischke et parfois, j'ai été déçue par leurs fins en queue de poisson. Mais ici, la fin est maitrisée à merveille et confirme tout le talent de l'écrivain.

jeudi 24 juillet 2014

Le poids du papillon d'Erri De Luca


Dans les Alpes italiennes, le roi des chamois, qui domine sa harde depuis longtemps déjà, sent que sa dernière heure est venue. C'est aussi le cas du braconnier revenu vivre en montagne, en solitaire, qui sent le poids de la vieillesse sur lui. Son dernier souhait ? Abattre le roi des chamois qui se joue de lui depuis des années et qui lui a toujours échappé.

Erri de Luca met en parallèle deux personnages, un animal et un homme, qui se ressemblent par bien des côtés : deux êtres solitaires, taciturnes, qui ne se mélangent pas aux autres, qui se sentent traqués (le chamois par le braconnier et le braconnier pris aux pièges d'une femme rencontrée), deux âmes qui sentent la mort approcher et se remémorent leurs années passées. Qui des deux est le plus noble ? Qui sera le plus digne lors de leur dernier duel ? 

Avec son écriture précise et épurée, poétique par moments, Erri de Luca nous offre un beau conte, sur l'homme et la nature dans lequel on retrouve son amour des paysages sauvages (Erri De Luca est un alpiniste chevronné). C'est un conte qui interroge sur la nature de l'homme, sur l'essentiel de la vie, et je vous le conseille fortement.

"L'été, les étoiles tombaient comme des miettes, brûlaient en vol pour s'éteindre dans les champs. Alors, il s'approchait de celles qui étaient tombées près de lui pour les lécher. Le roi goutait le sel des étoiles."

mardi 22 juillet 2014

Les gens heureux lisent et boivent du café d'Agnès Martin-Lugand

Diane a perdu son mari et sa fille dans un accident de voiture. Dévastée, elle ne parvient pas à s'en remettre. Un an après le tragique accident, elle décide de tout quitter pour partir seule en Irlande. Elle y fera des rencontres qui peu à peu la ramèneront à la vie...

J'ai beaucoup entendu parler de ce livre, et lu pas mal d'avis plutôt enthousiastes. Ce livre a d'abord été publié à compte d'auteur en ebook, avant d'être publié par les éditions Lafont grâce au grand succès rencontré. Le titre, la couverture et le fait que l'histoire se déroule en Irlande m'ont finalement convaincue de lire ce livre pour débuter tranquilou mes vacances.

Sauf que...

1) J'ai d'abord été déçue par le fait que ce titre, qui m'a flashée dans l’œil, est en fait uniquement le nom du café librairie que tient Diane, café dans lequel on passe très peu de temps, et que l'histoire n'ait finalement quasiment rien à voir avec la lecture ou les livres. L'héroïne elle-même n'ouvre quasiment pas un livre durant le roman. Titre un peu trompeur donc.

2) Aaaah l'Irlande, la mer, les beaux paysages, le climat ! Ça fait rêver non ? Sauf que là, ça pourrait se passer en Bretagne, ou dans n'importe quelle ville au bord de la mer avec un temps changeant (mais souvent pourri il faut avouer), ce serait pareil, on ne verrait pas la différence. Enfin, quand même ouf, il y a un pub et ils boivent des pintes. On situe tout de suite l'Irlande là !

3) L'histoire est très convenue et manque de profondeur. Diane arrive en Irlande et rencontre son voisin : un beau ténébreux mais complètement antipathique, un bourru, un ours des cavernes, un macho... mais qui, ô surprise, va révéler son cœur tendre et lui faire redécouvrir le plaisir d'être une femme, de séduire, de vivre.

4) Les personnages sont très stéréotypés. Je viens de vous parler d'Edward le beau voisin, mais il y a aussi Félix, le meilleur ami ultra gay de Diane, qui passe des nuits de folies et des journées à raconter sa vie sexuelle déjantée. On a aussi la sœur sexy d'Edward, au caractère opposé et un peu fofolle, les parents embêtants... 

Alors est-ce que je vous conseillerai ce livre ? Pourquoi pas, si vous voulez lire une histoire un peu touchante dont on a malgré tout envie de connaître la fin. Moi j'ai été déçue, car je m'attendais à quelque chose de plus. J'ai eu un peu l'impression de lire de la chick-lit déguisée : sous une couverture, un titre et une histoire de deuil plus sérieux, on retrouve quand même certains éléments typiques (le beau mec désagréable au début, le meilleur ami gay...).  Attention, je n'ai rien contre cette littérature-là, j'en lis de temps en temps et j'apprécie. Mais là, ce n'est pas ce que je recherchais !

mardi 15 juillet 2014

Du côté de la Treille à Marseille : sur les traces de Marcel Pagnol

Aujourd'hui, je vous emmène en balade dans le chouette quartier de la Treille, tout à l'est de Marseille. La Treille doit sa réputation à l'écrivain Marcel Pagnol, car il y passa une partie de son enfance, s'y réfugia adulte pour écrire, dans la Villa Pascaline et y tourna plusieurs films dont Jofroi et Cigalon dans les années 1930. Il est enterré dans le cimetière de la Treille, au pied du village. 

Alors pour tous les fans de Marcel Pagnol qui veulent marcher sur ses traces ou tout simplement pour ceux qui veulent faire une balade dans un quartier calme, à l'écart de Marseille, très arboré, qui grimpe un peu et qui offre de superbes points de vues sur Marseille et le massif du Garlaban, je vous conseille de ne pas passer à côté du quartier de la Treille.

Sur la tombe fleurie de Marcel Pagnol est écrit : "Il a aimé les fontaines, ses amis et sa femme.".  On y trouve aussi de jolis galets peints, clin d’œil aux œuvres de Pagnol.



Derrière l'église de la fin du 19e siècle, on trouve une placette où trône la "fontaine de Manon", qui a servi au tournage de son Manon des Sources avec sa femme dans le rôle-titre. Et un peu plus loin, le restaurant Le Cigalon, où déjeunaient les acteurs pendant les tournages du réalisateur. J'ai d'ailleurs bien envie de tester ce restaurant, qui bénéficie d'une vue superbe et d'une carte appétissante !




En remontant le chemin des Bellons, avec au passage de superbes maisons de villages et villas, on passe devant la Pascaline, et on arrive à la Bastide Neuve, maison familiale où Pagnol passait ses vacances. Nous ne sommes déjà plus à la Treille, mais dans le hameau des Bellons, commune d'Allauch. Il est temps de redescendre...

Villa Pascaline
La Bastide Neuve, dont une partie est malheureusement à l'abandon...
Cette balade me donne envie de me replonger dans les œuvres de Marcel Pagnol, dont je n'ai lu finalement que la Trilogie marseillaise. Je lirai bien Souvenirs d'enfance (qui regroupe quatre romans autobiographiques dont La Gloire de mon père et Le Château de ma mère) et dans laquelle Pagnol écrit : 

« Vous n'allez pas me dire que vous allez à La Treille ? » 
« Nous traversons le village, dit mon père, mais nous allons encore plus loin. »
« Mais après La Treille il n'y a plus rien ! »
« Si, dit mon père, il y a Les Bellons. »

Pour cette balade, nous avons suivi l'itinéraire proposé par Le guide du promeneur de Marseille, de François Thomazeau, que je vous conseille pour de belles promenades à pied.

mercredi 9 juillet 2014

Le tort du soldat d'Erri De Luca

Le tort du soldat est un très court roman qui se compose de deux récits. Le premier récit est celui d'un homme, traducteur et spécialiste du yiddish, hébergé dans une auberge au milieu des Dolomites, en Italie. Alors qu'il travaille sur une traduction, il croise le regard d'une femme à la table voisine, accompagné de son père. Le deuxième récit est celui de cette femme : elle y parle de son père, ancien soldat allemand qui n'éprouve aucun remords pour les horreurs commises pendant la Seconde Guerre Mondiale et dont le seul tort est, pour lui, d'avoir perdu cette guerre.

Le narrateur du premier récit pourrait être Erri De Luca lui-même car il évoque son amour pour la langue et la littérature yiddish et l'on sait qu'Erri de Luca a appris le yiddish et traduit des poètes juifs qui s'exprimaient dans cette langue. Mais, le narrateur nous parle également de la Shoah, en relatant ses impressions lors de sa visite à Auschwitz et Birkenau : "C'était un des lieux du 20e siècle où l'irréparable avait été immense. Aucune justice ultérieure, aucune défaite des responsables ne pouvait égaler la damnation commise. Il existe un seuil du crime au-delà duquel la justice est moins que du papier toilette."

Le deuxième récit apporte un point de vue intéressant, celui de la fille d'un criminel de guerre. Elle nous décrit un homme glaçant qui n'éprouve aucune culpabilité, si ce n'est celle de la défaite : "Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité." Il fait le geste de chasser les pellicules de ses épaules. "Le tort du soldat est la défaite. La victoire justifie tout. Les Alliés ont commis contre l'Allemagne des crimes de guerre absous par le triomphe." 
C'est aussi un homme qui s'est senti traqué toute sa vie, obligé de travestir sa voix pour ne pas être reconnu : "Dans leurs actions, les militaires imposaient aux prisonniers de regarder à terre, il était interdit de regarder en face le soldat allemand. Mais la voix, ils devaient l'entendre. Ils pouvaient s'en souvenir. On sait bien que dans certains cas, on a pu reconnaître une personne à sa voix." Obsédé par l'échec du nazisme, il va chercher à se l'expliquer en étudiant la Kabbale, tradition judaïque, dans laquelle il croit pouvoir trouver les raisons de la défaite.

Avec ce bref roman, Erri De Luca rappelle le rôle de l'écrivain, celui de faire réfléchir sur les grandes tragédies, afin de ne pas les oublier : "Wohnungsbezirk, "zone d'habitation", c'est ainsi qu'ils appelaient l'enclos de corps mis au rebut. Ils appelaient Aussiedling, "transfert", l'envoi dans les trains blindés au camp d'extermination. Ils se couvraient en débitant de fausses expressions. C'est ce que font les pouvoirs et il revient aux écrivains de rétablir le nom des choses.

Erri De Luca est un grand écrivain dont j'admire le talent, l'écriture précise et percutante et l'engagement politique. J'ai assisté à une rencontre avec cet auteur et sa vision de l'écrivain est très intéressante : il n'invente pas ses histoires, il les rédige en s'inspirant de sa vie passée ou de ce qui s'est passé autour de lui. Pour lui, l'histoire majeure du 20e siècle, c'est l'invention de la guerre moderne et Le tort du soldat en offre un angle inédit.

Paru en 2012 en Italie chez Feltrinelli, ce roman a été traduit en français et publié aux éditions Gallimard en 2014.

lundi 7 juillet 2014

Mr Gwyn d'Alessandro Baricco

Jasper Gwyn est un personnage atypique : romancier au succès modeste mais honnête, il publie un jour dans The Guardian la liste des cinquante-deux choses qu'il ne fera plus. La dernière de ces choses est "écrire des livres". Son agent littéraire et ami Tom pense d'abord à une provocation, un formidable coup de pub, mais Jasper est déterminé. Après avoir retrouvé sa vie d'anonyme sans pression, c'est dans une galerie qu'il finit par trouver sa nouvelle vocation : il souhaite réaliser des portraits à la manière d'un peintre, avec atelier et modèle, mais des portraits écrits. L'idée est loufoque, et Jasper Gwyn va tout mettre en œuvre pour la réussir : choix de l'atelier, de la luminosité et de l'ambiance sonore, et enfin, choix du modèle. C'est le début d'une expérience inédite à l'issue surprenante !

Il m'a fallu un peu de temps pour vraiment entrer dans ce roman d'Alessandro Baricco. Car Jasper Gwyn n'est pas un personnage très attachant : on ne sait pas grand chose sur lui et son désir d'arrêter d'écrire des romans n'est pas très claire. Quant à son idée de portraits écrits, elle est au début totalement opaque et incompréhensible. 
Au bout d'une cinquantaine de pages, Jasper met tout en œuvre pour la réalisation de son projet et rencontre une galerie de personnages intéressants : un agent immobilier, un compositeur de musique, un vieil artisan qui fabrique ses ampoules à la main, et surtout Rebecca, son premier modèle. C'est dans ses rencontres et ses relations avec les autres, notamment avec son ami Tom, que le héros du roman devient intéressant.

Il faut donc réussir à passer le début un peu hésitant, un peu long, pour accrocher au roman. Alessandro Baricco nous livre un récit intéressant, d'où ressort un humour subtil, typiquement anglais, dans quelques situations cocasses et un peu absurdes. Mais il garde aussi un ton plus sérieux, voire dramatique, et en nous pousse également à nous interroger sur l'idée de l'artiste et de l'Art.

"Jasper Gwyn disait que chacun de nous est la page d'un livre, mais d'un livre que personne n'a jamais écrit et que nous cherchons en vain dans les rayonnages de notre esprit. Il m'a dit que ce qu'il essayait de faire était d'écrire ce livre pour les gens qui venaient le voir. Il fallait réunir les bonnes pages. Il était sûr d'y arriver."

 Mr Gwyn d'Alessandro Baricco est sorti en France en 2014 aux éditions Gallimard.